CQFD
Non, à l’époque de ce premier restaurant la
Bergerie dans les années 70, je n’avais absolument pas cette vision de conquête,
d’ouvrir des succursales les unes après les autres comme une pieuvre
tentaculaire à l’affût de nouveaux points d’exploitation.
-
Hélène venait de me
donner un fils et notre petite maison tournait à plein rendement, en presque
totale autonomie sans que notre présence soit indispensable. Au fond, le vrai patron d’un restaurant, ce
sont les clients ! Tant que ça
marchait bien, c’est qu’ils étaient contents, ce qui prouvait l’efficacité de
notre organisation.
-
-
-- Oui mais n’y
avait-il pas cet afflux de touristes ?
-
-
Ah j’attendais cette question
très intéressante ! D’abord, il y
en avait moins en ces temps-là. Et de
toute façon, un touriste qui passe quelques jours à Bruxelles, s’il est
content, non seulement il le renseignera dès son retour à ses amis, avec la
forte probabilité qu’il revienne encore au moins une fois durant son séjour. S’il est déçu... un mauvais repas, sûr qu’on
ne le reverra plus jamais. Il y a
des études aussi qui établissent qu’un mécontent le dira à onze personnes...Par
contre, une seule sera renseignée, s’il fut ravi. (Eh oui, les épicuriens se gardent
les bonnes adresses !)
La
Bergerie, c’était la bonne idée, au bon endroit, au bon moment. Une illumination dans le ferry qui, Hélène,
ses deux enfants et moi, nous ramenait vers Brindisi en Italie de Corfou où
nous avions passé nos vacances d’été 69. Le village du Club Med, composé d’huttes en
paille (à l’origine de son succès, avec déjà les tables de huit et ses buffets et
vins à volonté), avait aussi implanté sur la hauteur du site quelques tables où
des rares initiés pouvaient apprécier des brochettes d’agneau du barbecue qu’un
gentil organisateur (GO) grillardin préparait. Ce n’était pas la bouffe à profusion de la
foule du réfectoire plus en aval, mais un lieu nettement plus poétique, surtout
qu’il s’agissait d’une ancienne bergerie. Merci
Club Med, merci Corfou !
-
. Ma femme, qui est au début de sa grossesse, n’appréciait
pas trop ce nom d’enseigne. Elle faisait
référence à la rue du Berger du Haut de la ville où deux hôtels étaient connus
pour accueillir l’après-midi des amants coquins. (Tiens, c’est curieux ! Elle connaissait ... des souvenirs ?)
-
Mais, je maintiendrai
ce patronyme...Oui, je dis patronyme à bon escient. L’idée du père, de la patrie, de notre
sécurité ! Plaisir aussi de notre
travail qui se limitait à veiller la journée (le resto n’ouvre que le soir) à
la propreté, que tout aille bien, aux approvisionnements et à l’administration (la
caisse, la banque et les salaires). Bien
sûr qu’il aurait été idiot de ne pas nous entourer de gens compétents et
avenants pour la cuisine et la salle. Question évidemment de bien les
rémunérer. Que demandions nous de plus au Bon Dieu ?
Bonheur,
bonheur ! Nous disposions du temps précieux
d’être pratiquement toujours ensemble, pour les loisirs, occupations
culturelles, la lecture, les théâtres, le sport entre amis, les vacances scolaires
avec les enfants, les voyages, les musées. Oui, je jouissais, contrairement à cette
profession antifamille, à vivre comme un fonctionnaire, relativement bien
rémunéré… Et voilà que Mlle Platsier,
respectable sexagénaire, propriétaire du 26 Petite rue des Bouchers, à mon
insu, alors que je lui avais proposé de racheter son immeuble, le vend à un
certain Eddy Van Deweghe (Si elle savait ce qu’elle a perdu à ne pas signer
avec moi : au moins le double que je lui aurais offert... Tiens, j’aurais dû aller lui dire… et
qu’elle s’en morde les doigts ! ) Manipulée
sans doute, mais d’accord, c’est de bonne guerre, les affaires, sont les
affaires ! L’acquéreur - venu
sans doute avec un bouquet de fleurs et un ballotin de praline ou une
invitation au restaurant, un peu de champagne et du bon vin - , ce galant quinquagénaire
avait obtenu cet immeuble en viager à un
prix ridicule. Pour un loup à l’affût quoi de mieux qu’une
petite Bergerie ! Je précise, ce
n’est pas au figuré, il est réellement marchand de tapis, installé près de la
Porte-de Namur, où travaille comme vendeuse la compagne de Tony, notre chef de
salle, que nous considérions comme un véritable ami. Je ne dois pas vous faire un dessin. Donc, sans
le savoir, nous avions un autre loup
dans notre Bergerie ! Eddy invoquera l’occupation personnel en tant
que nouveau propriétaire, sans pouvoir exercer le même commerce, pendant une
période de deux ans… C’est la loi pour ne pas dédommager et profiter du
commerçant sortant. La Petite rue des
Bouchers est en plein essor et le 26 est certainement l’un des meilleurs
emplacements, juste en face du théâtre de Toon (les marionnettes) dans
l’Impasse Schudeveld. Nous voilà
brusquement confrontés à un avenir bien incertain.
Presqu’en
face, Albert, le patron de la Petite Provence au numéro 25 – Anna, son épouse,
avait remplacé ma mère quand elle quitta le Mouton d’or en 1959 - Le 25 alors avait
comme enseigne « La Poule au Pot », tenu par le Père Hubert, un
cuisinier complétement alcoolique qui passait plus de temps chez nous au Mouton
d’or que s’occuper de son restaurant, qu’il finira par céder à vil prix à ce couple
Albert et Anna, ex hôteliers qui avaient quitté Namur suite à leur
faillite. Ils donneront un nouveau nom
d’enseigne « La Petite Provence ». Dixit
cette expression de mon père qui les avait encouragés : « Plus il
y a de la concurrence, mieux ça marche ! ». La Petite Provence démarrera aussi sur les
chapeaux de roue comme le Mouton d’or.
Il ne manquait pas d’esprit ce nouveau patron dans la Petite rue des
Bouchers. Lui aussi fut l’un des
pionniers, comme mon père, au développement du quartier. Oui, à l’époque, dans
la Petite rue des Bouchers, les Bruxellois ne venaient pas uniquement parce que
c’était bon et pas cher. C’était l’esprit de ces deux maisons qui régnait dans
cette petite rue. Au Mouton d’or,
« Manger portugais dans le plus parisien des restaurants bruxellois »
et de concert à la Petite Provence, sur le bar un carton de lessive LUX écrit
au marqueur :« Le seul luxe de la maison »... ou encore, sur la
vitrine donnant sur la rue, cet avis : « Pour vous donner
l’occasion de bien manger le dimanche, le restaurant est fermé ».
Et le
grand Albert qui avait fait marcher son restaurant à fond, faisait partie de
ces commerçants en rogne quand, grâce à Monsieur Giscard d’Estaing, fut
implantée la TVA dans les pays du Marché Commun. Il y eut des grèves et des manifestations impressionnantes
à Bruxelles au début 70. Enfin, ça n’a pas empêché que la remplaçante des
timbres fiscaux (pour soi-disant plus de facilités) s’imposera à l’ancienne
garde de ces artisans pas vaccinés contre ce qu’ils considéraient comme un
virus de plus en plus gourmand. Ils
parlent entre eux ces gens-là. Ils ont
connu la guerre, l’oppresseur, l’Armistice, la nouvelle entente des peuples...Et
ils boivent. Maintenant, à l’aube de cette nouvelle ère, où
le Fisc vient de s’adjoindre son nouveau compagnon d’arme la TVA, ils ont ce
sentiment que les envahisseurs sont de retour.
Ce qui ajoutera à la démotivation d’Anna et Albert pour la Petite Provence
et, entretemps, deviendront comme leur prédécesseur, le Père Hubert, de plus en
plus alcooliques, et laisseront leur affaire entre les mains d’un serveur médiocre. Ils étaient aussi déçus que ni leur fille,
ni leur garçon ne voulaient prendre la relève.
Il m’aimait bien l’Albert. Il aurait souhaité un fils comme moi. Voyant mon désarroi de la perte de mon bail
dans les deux ou trois ans. Un jour il m’appela pour me remettre avec des
facilités de paiement, sa Petite Provence dont, il était propriétaire des murs
aussi. C’était en mai, le dix-sept
exactement de l’année 1973. Quelques modifications dans la déco en huit jours
et de la carte des menus, et le resto fera un bond en avant, comme du temps de sa gloire, deux
décennies auparavant. Heureusement, j’avais
gardé leur super cuisinière, Conchita...une Basque au caractère bien trempé.
Elle, juste avec un commis et un plongeur, envoyait sans la moindre bavure,
parfois plus de trois cents couverts sur la journée.
Hélas,
quelques mois plus tard, le grand Albert de Namur, drame des alcooliques, finira
par se pendre ! Notre essor, c’est
à lui que nous le devons.
Au
fond elle a eu raison la vieille demoiselle Platsier, de ne pas me vendre son immeuble. C’est avec la rage au ventre – oui déjà à l’époque !
– que je me suis juré plus jamais qu’un seul point de vente...et j’y ai pris
goût à en créer de plus en plus, en faisant en sorte par prudence, d'en la mesure des possibilités, qu'une société dont j'avais le contrôle soit propriétaire des murs.
CQFD
Ah oui ! Pour ce nouveau restaurant, j’avais aussi ajouté ce slogan, influencé sans aucun doute par cette annonce :
« Avec la Sabena vous y êtes déjà »
« A la Petite Provence, vous êtes déjà en Vacances ! »
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