Ecce
marin …mais bref, j’avais tout faux !
Depuis qu’Hélène m’avait quitté, je comblais ce vide
par de nouvelles habitudes au réveil, à savoir : un grand crème et des
croissants dans la quiétude d’une brasserie, fréquentée le plus souvent par de
gens atteints de la même addiction, en général des célibataires ; s’il y a
un couple ou deux, c’est qu’ils viennent de se connaître. Ce qui était mon cas pour ma première
nuit avec Louisa.
Au fond, les choses rentraient dans
l’ordre. Hélène et son docteur vivaient
ensemble sous le même toit, à savoir mon « ex chez-moi » depuis
quelques jours… et nuits. Quoi de mieux pour sa santé ! Notre séparation
s’était passée avec élégance, due à la sérénité de ma nouvelle psyché née du
fait de manger mes aliments sans les cuire. Aucun sentiment de jalousie, aucune
passion violente, ni colère, ni frustration ! Certains paléontologues se
posent la question, lorsqu’ils constatent qu’avant l’agriculture, la
sédentarisation qui en a découlé et la cuisson des aliments, les ossements
humains de l’époque ne présentent pratiquement pas des traces de lésions dues à
des combats. L’instinct belliqueux serait-il qu’une
conséquence d’un dérèglement du cerveau par l’absorption de molécules non
originelles ou MNO* ? (Sans doute se mangeaient-ils entre
eux avec douceur et délicatesse!- * ! MNO ou molécules non originelles sont le résultat de la cuisson et du mélange des aliments que nos enzyme n'arrivent pas toujours à identifier et finalement ces MNO s'accumulent dans l'organisme et peuvent le perturber) Grâce à cette nouvelle compagne, petite
Anglaise de vingt ans ma cadette, j’allais perfectionner la langue de
Shakespeare. Cette différence d’âge ne la gênait pas. Elle ne semblait pas se moquer de moi quand
elle m’affirma :
« -
En Angleterre, la vie d’un homme commence à quarante ans ».
Trop tard donc puisque j’en avais cinq de
plus. Et elle s’était mise à rire. C’est toujours bon signe! Pourtant, à
l’aube, après cette nuit avec cette jolie petite fée qui s’était blottie dans
mes bras, je pensais encore aux paroles d’Hélène :
« -
Tu devrais trouver un marin qui connaît ces mers ! ».
Nous allions emprunter la passerelle pour
descendre à terre, et fûmes surpris de voir à son extrémité sur le quai un
personnage curieusement vêtu qui rappelait ces flibustiers ou pirates des
Caraïbes dans les films technicolors des années 50 de la Paramount. Il s’appuyait à la rambarde du Coloba. Un grand gaillard, entre trente et quarante
ans, dont les traits du visage rappelaient Victor Mature, doté des yeux
perçants de Mel Gibson ; mais aussi, un côté féminin dans sa façon de
parler qui me rappelait Anémone, quand celle-ci jouait les révoltées. Il ne lui manquait que le sabre d’abordage
et le perroquet vert sur l’épaule. Les
caméras ne devaient pas être loin. Sans
doute faisaient-ils une pause ?...
Mais non… Aucune équipe de
tournage ne campait aux alentours. Juste
ce « Victor-Gibson-Anémone » se balançant d’un pied à l’autre, hésitant et
semblant m’attendre. J’avais
l’impression de le connaître ; sans doute parce qu’il me faisait penser
aux héros de mon enfance. Par quoi avons-nous entamé la
conversation ? Je ne m’en souviens
plus … mais ce colosse m’intriguait : il n’était certainement pas là par
hasard. Pourtant, avant d’acquiescer à
mon invitation, il m’avait semblé hésiter. Je me poserai cette question plus
tard : était-ce le comportement de quelqu’un qui ne veut pas avoir l’air
de quémander ce qu’il souhaite vraiment? N’étant plus « Instincto »
qu’à moitié… ? (Oui c’est un sujet assez épineux dont je parlerai plus
loin), pour avoir l’esprit clair au réveil, il me faut un café…
- On peut continuer à causer là-bas, si
tu veux, lui montrant du doigt la porte des
remparts millénaires. - Que me voulait
donc ce curieux personnage ? Et
nous voilà attablés dans la taverne située juste derrière le grand portail qui
donne accès à la vieille ville portuaire.
En moins d’une demi- heure, il m’avait expliqué son parcours : il
est Suisse et naviguait sur son propre bateau depuis quelques années avec Êve,
sa compagne, une Française rencontrée à Paris pendant la révolte des étudiants
de mai 68. Avec d’autres jeunes du
canton, il était descendu se mêler à cette vague déferlante et en colère des
pupilles de la nation. À l’écouter et
observant ce grand gaillard d’une autre époque, on pouvait aisément imaginer
ces scènes de BD d’Uderzo et Goscinny dessinant Obélix, se ruant sur une légion
de Jules César, heureux de cette aubaine. « Nous étions partis casser du flic », disait-il en riant. Son navire ? Au départ, une épave
immergée aux marées en Norvège, appartenant à un charpentier maritime qui
finira par embaucher ce jeune serrurier helvète. Ce dernier, après son passage à Paris, d’un
chantier naval à l’autre, soit comme marin pêcheur, chaudronnier ou
charpentier, n’avait fait que perfectionner ce qu’il savait déjà des
bateaux. En Suisse, il n’y a pas que les
montagnes, grâce aux grands lacs, la passion de la voile y est tellement
développée qu’on retrouve, sur toutes les mers, énormément de voiliers battant
le pavillon à la croix blanche. Ce
Scandinave avait remarqué que sa nouvelle recrue n’arrêtait pas de tourner
autour de cette coque bonne pour être démantelée…et un soir d’ivresse, où on
parlait évidemment de drakkars :
-
« D’accord, tu peux l’avoir, mais tu
me paies les clous en cuivre », proposa ce descendant des Vikings.
Cette épave se métamorphosa en un joli cotre
de douze mètres avec lequel pendant plus d’une dizaine d’années il sillonna les
océans. Hélas, son bateau terminera sa
course sur la barrière de corail en face de la Papouasie ! À la dérive dans son life boat, ce
Vaudois fut recueilli par la marine australienne. Illico presto manu militari, ce natif de la ville d’Yverdon fut renvoyé par avion
(sa terreur) en Suisse où il était fiché comme déserteur. Paradis fiscal pour certains, mais la
complaisance pouvait avoir des limites ; surtout pour les enfants de la
patrie. Au pays des banques, on ne
plaisante pas avec le service militaire obligatoire. Trois mois de travaux forcés à l’entretien
des routes. Cela ne dérangea pas
tellement cet ex-montagnard habitué à la vie rude. À sa libération, un peu paumé, il
consulte une voyante. Il n’a plus de
bateau (c’était sa maison), plus de famille non plus. Êve qui lui avait donné un fils pendant ces longs
périples en mer, l’avait quitté en Australie avant le naufrage (sans doute,
l’une des causes de la perte de son voilier). Pour donner un aperçu de l’homme,
(côtoyé pendant quinze ans, amateur de cannabis et autres substances
illicites), je peux déjà vous dire qu’elles s’enfuiront toutes face à ses
crises démentes. Le plus dur pour lui dans cette séparation, c’est qu’Êve
emmena Sindbad, leur môme de quatre ans.
Or, une véritable complicité liait le père et l’enfant. Il lui apprenait déjà à plonger et nager sous
l’eau pour attraper le poisson ; à tenir la barre et maintenir un
cap. Ce gorille portait à son fils un
amour père-mère. Par ce déchirement, on
peut penser que c’est une des grandes causes qui le fit succomber à la drogue
et l’alcool. Des années plus tard, il m’expliqua avoir pris en
remorque deux pirogues de pêcheurs aborigènes pour revenir au lagon. Mais, suite à un orage durant la nuit, les
deux barques papoues amarrées à la poupe, se sont remplies d’eau et, alourdies,
ont gêné à la manœuvre du quillard qui rata le passage de la barrière de corail
vers le lagon et s’échoua sur les rochers.
Le cotre se disloqua sous les déferlantes impitoyables de l’océan. Comment un marin aussi averti n’avait pas pu
prévoir cette catastrophe ? Disons
que je crois qu’avec ses hôtes à bord, il dormait après une nuit de veille au
cannabis... Peut-être que depuis que la mère et l’enfant ne partageaient plus
le quotidien de ce corsaire ? N’avait-il plus vraiment son regard d’aigle
des montagnes suisses ? L’Ecce
marin n’était plus que l’ombre de lui-même, diminué par l’absorption d’alcools
et de drogues. Finalement, cet encasernement forcé de trois mois
en Suisse lui permit de se désintoxiquer complètement.
« - Tu
devrais te mettre au service de quelqu’un », lui conseilla celle qui
voyait plus loin que son ombre.
Sur ce,
en stop, trois jours plus tard, voilà ce new
man devant le Coloba. Lui-même se demandait ce qui l’avait attiré
vers ce genre de bateau qu’il considérait comme des « fers à repasser » ou « promène couillons ». La
veille, dans un bar fréquenté par des marins, il avait vaguement entendu parler
d’un Belge, propriétaire d’un motor–yacht prêt à l’échange pour un voilier et
qui avait peut-être besoin d’un skipper pour un projet assez fou. C’est son instinct qui le guida jusqu’à moi.
Comment le courant pourrait-il passer entre ce hippie de la mer, à sa
barre franche, qui ne naviguait qu’à la voile au gré du vent et ce bourgeois
plaisancier haut perché, debout, presque arrogant sur le Fly bridge à douze
pieds au-dessus des flots ; l’une de ses mains qui n’aura qu’à
enfoncer les deux commandes Morse
pour lancer la cavalerie des mille CV à plus de vingt nœuds (au grand bonheur
des marchands de fuel) vers la Corse et épater ses invités? Un point commun peut-être : deux pères,
brutalement privés de leurs enfants ; deux hommes paumés, au cœur lourd,
sans famille qui avaient à faire face à leur nouveau destin. Et je pensais à Hélène :
« Ce n’est tout de même pas elle
qui me l’a envoyé ! »
Intrigué,
c’est certainement la raison pour laquelle je l’avais invité à prendre ce café
au Clipper. La télépathie existe
d’après certains scientifiques. Tous
les organismes vivants seraient de véritables émetteurs-récepteurs. La force du
subconscient ! Nous sommes tous
interconnectés. Penser du mal de
quelqu’un, c’est sûr qu’il le ressentira et renverra la balle dans le même état
d’esprit. L’inverse aussi
d’ailleurs ! Donc, je m’efforce
pour la seconde solution. Pas toujours
facile. Déjà à la fin du 19ièmeSiècle, l’éminent physiologiste Claude Bernard, - fort
apprécié par les anatomistes pour l’aboutissement des recherches, entre
autres sur le système sympathique, avait mis dans ses notes : « Il y a
quelque part une idée directrice qui préside à la conservation des êtres.»* En tout cas aussi
pour préserver la mienne … moi qui
serais parti sur ces océans, sans une
véritable expérience, non pas du maniement à la voile – un petit ou grand
voilier, le principe est toujours le même* -, pas non plus pour une transat
médiatisée avec une certaine assistance,
mais affronter chaque jour les éléments, les tempêtes, ignorant les mentalités aux antipodes des
nôtres, je pense qu’il y avait tout de
même certains risques.
*Avec Paul Maes, (qui deviendra champion de Belgique) compagnon de
classe à l’Athénée d’Ixelles, j’appris à barrer des vauriens, petits dériveurs,
sur le canal au Pont Van Praet à Laeken où se situe le B.R.Y.C. (Brussel
Royal-Yacht club)
Bien que
je ne sois pas le premier novice qui se lancerait dans l’aventure. En Nouvelle Calédonie, j’ai rencontré un
jeune plombier parisien solitaire, sans expérience, débarquant avec son Arpège,
un voilier de 8 mètres, parti de Marseille pour arriver à Nouméa. Ensuite il vendit son bateau et exerça son
métier au pays des Canaques.
« - J’ai
appris en naviguant », m’avait-t-il dit modestement.
Évidemment,
je doute qu’il ait traîné en face des côtes vietnamiennes, se coltinant avec
quelques Thaïs. Son voyage fut presque
du direct, juste quelques escales pour se ravitailler. Ceci dit, l’Arpège est un super petit bateau
hauturier très fiable. Cependant, je
conseille aux débutants d’apprendre à naviguer en eau calme plutôt que dans une
mer démontée. Avec recul, ayant voyagé
sur les mers avec Jean-Lou (pas assez à mon goût), je sais que ce n’est pas
d’avoir régaté sur un petit dériveur de 4 mètres à l’âge de seize ans, que
j’avais l’étoffe d’un skipper pour un sloop de 52 pieds, le « Spirit of Sindbad », pour
m’aventurer sur des mers insolites.
Dangereuses ? Pas
uniquement à cause des tempêtes et des récifs.
Il y a ceux qui ne vous voient pas : les pétroliers lancés à plus
de vingt nœuds ; et ceux qui vous
voient trop bien, vous entendent, même s’ils ne comprennent pas, ils écoutent,
jaugent l’exubérance du petit groupe qui se détend dans un bar après les
quelques miles en mer. Ils auront vite
compris ce que vous valez et où mouille votre yacht. Ils s’approcheront à la
rame, silencieusement la nuit, grimperont sur le pont, vous dépouilleront
pendant votre sommeil qui parfois risque de se prolonger
éternellement. En juin 2002, la police
maritime vénézuélienne avait découvert quatre cadavres dans un voilier qui
semblait abandonné près des côtes de l’île de Trinidad où nous avions fait
escale. Les insulaires n’avaient pas
l’air trop étonnés. Ces drames sont
assez courants, paraît-il. Le monde de
la mer est une jungle qui peut être très dangereuse. Surtout ne pas se faire
remarquer. On est loin de la mare aux
canards et de naviguer en père peinard.
C’est ce que j’apprenais avec ce Patagon* des mers : Jean-Louis
Buclain, qui semblait en rajouter.
Essayait-il déjà de me faire comprendre que je ne pourrais me passer de
lui ? :
- Le Golfe du Mexique, les côtes
amazoniennes peuvent être l’antre de chasse de pirates qui se croient encore au
17ième Siècle, mais moins nombreux quand même que les canailles qui
hantent la Mer Jaune et les côtes vietnamiennes où se risquent les Boat people
(Du moins à cette époque)
*Ah oui ! Le Patagon des mers, terme un peu abusif
dans le jargon des marins, ne désigne pas uniquement les habitants de la
Patagonie, mais un certain type
d’aventuriers hippies, opportunistes qui sillonnent les mers sans ports
d’attache, un peu comme les gens du voyage avec leurs roulottes ou leurs
caravanes! Il s’agit néanmoins, comme
j’ai pu le comprendre, de navigateurs indépendants ayant logiquement atteint le
détroit de Magellan.
Bien
plus tard, une nuit aux Bahamas, à Nassau plus exactement, il nous fallait
traverser un quartier plein de junkies qui semblaient menaçants, surtout si on
n’a pas la même couleur de peau. C’était
presque sûr, que passer au milieu d’eux, on se faisait, au mieux, dépouiller,
ou pire…. Jean-Lou m’interpella:
« - Parlons fort, ayons l’air de nous
engueuler. Navré si je te secoue ».
Et nous
sommes partis d’une démarche rapide et volontaire à travers ces ombres
inquiétantes sans avoir l’air de les apercevoir, en nous insultant mutuellement
(là, on en avait déjà l’habitude !)
On passa sans encombre. Comme comédien, Jean-Lou pouvait rivaliser avec
les plus grands. J’avais bien remarqué leur étonnement, mais ils affichaient
plutôt un sourire moqueur pour ces deux écervelés qui se bousculaient à propos
de quelques grammes de coke. Nous étions
effectivement surtout deux fous tombés, l’un comme l’autre, dans un piège. Ce fut, entre nous, un éternel consensus
frauduleux au sujet du Spirit of Sindbad. J’ai souvent regretté mon Yacht, le Coloba, seul à la barre, seul capitaine
à bord. S’il y avait parfois un ou deux
marins, c’était juste pour entretenir le bateau. Pour Jean-Louis, quand j’avais
la chance de retrouver le Spirit of Sindbad (dont
j’étais parfois sans nouvelle plus d’un an), il me présentait comme son sponsor
– ce qui en dit long ! Une fois, il
me chuchota en venant m’accueillir à l’aéroport de Point-à-Pitre :
-
Ne dis pas que c’est ton bateau.
Et moi, le naïf, je marchais dans ce
genre de combine. Quelle erreur! Même si l’entourage finissait par se rendre
compte qui est le propriétaire, ce genre de situation ne fera que s’empirer,
jusqu’à la destruction du Spirit of
Sindbad percuté par un cargo la nuit, en face du Surinam, quinze ans plus
tard. Tout ça par ma faute, laissant le
bateau aux mains de Jean-Lou, un marin alcoolique et toxicomane, (bien sûr, je
ne m’en étais pas rendu compte au début !), pour ce besoin de me
libérer et présenter mes chansons en France et en Belgique. Oui, la
maladie soi-disant presque incurable de mon épouse m’avait plongé dans le
besoin de comprendre les différentes causes
qui convergeaient toutes vers le principal responsable de son état
faiblissant : notre façon de nous nourrir.
Moi, le restaurateur quasi industriel, je me suis brusquement senti coupable.
Bref, j’avais tout
faux !
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