samedi 19 juin 2021

 

CQFD

 

  Non, à l’époque de ce premier restaurant la Bergerie dans les années 70, je n’avais absolument pas cette vision de conquête, d’ouvrir des succursales les unes après les autres comme une pieuvre tentaculaire à l’affût de nouveaux points d’exploitation.

-         Hélène venait de me donner un fils et notre petite maison tournait à plein rendement, en presque totale autonomie sans que notre présence soit indispensable.  Au fond, le vrai patron d’un restaurant, ce sont les clients !  Tant que ça marchait bien, c’est qu’ils étaient contents, ce qui prouvait l’efficacité de notre organisation.

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-         -- Oui mais n’y avait-il pas cet afflux de touristes ?

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-         Ah j’attendais cette question très intéressante !  D’abord, il y en avait moins en ces temps-là.   Et de toute façon, un touriste qui passe quelques jours à Bruxelles, s’il est content, non seulement il le renseignera dès son retour à ses amis, avec la forte probabilité qu’il revienne encore au moins une fois durant son séjour.  S’il est déçu... un mauvais repas, sûr qu’on ne le reverra plus jamais.    Il y a des études aussi qui établissent qu’un mécontent le dira à onze personnes...Par contre, une seule sera renseignée, s’il fut ravi. (Eh oui, les épicuriens se gardent les bonnes adresses !)

  La Bergerie, c’était la bonne idée, au bon endroit, au bon moment.  Une illumination dans le ferry qui, Hélène, ses deux enfants et moi, nous ramenait vers Brindisi en Italie de Corfou où nous avions passé nos vacances d’été 69.  Le village du Club Med, composé d’huttes en paille (à l’origine de son succès, avec déjà les tables de huit et ses buffets et vins à volonté), avait aussi implanté sur la hauteur du site quelques tables où des rares initiés pouvaient apprécier des brochettes d’agneau du barbecue qu’un   gentil organisateur (GO) grillardin préparait.  Ce n’était pas la bouffe à profusion de la foule du réfectoire plus en aval, mais un lieu nettement plus poétique, surtout qu’il s’agissait d’une ancienne bergerie.   Merci Club Med, merci Corfou !   

-          . Ma femme, qui est au début de sa grossesse, n’appréciait pas trop ce nom d’enseigne.  Elle faisait référence à la rue du Berger du Haut de la ville où deux hôtels étaient connus pour accueillir l’après-midi des amants coquins.  (Tiens, c’est curieux !  Elle connaissait ... des souvenirs ?) 

-         Mais, je maintiendrai ce patronyme...Oui, je dis patronyme à bon escient.  L’idée du père, de la patrie, de notre sécurité !  Plaisir aussi de notre travail qui se limitait à veiller la journée (le resto n’ouvre que le soir) à la propreté, que tout aille bien, aux approvisionnements et à l’administration (la caisse, la banque et les salaires).  Bien sûr qu’il aurait été idiot de ne pas nous entourer de gens compétents et avenants pour la cuisine et la salle.  Question évidemment de bien les rémunérer.   Que demandions nous de plus au Bon Dieu ?

  Bonheur, bonheur !  Nous disposions du temps précieux d’être pratiquement toujours ensemble, pour les loisirs, occupations culturelles, la lecture, les théâtres, le sport entre amis, les vacances scolaires avec les enfants, les voyages, les musées.  Oui, je jouissais, contrairement à cette profession antifamille, à vivre comme un fonctionnaire, relativement bien rémunéré…  Et voilà que Mlle Platsier, respectable sexagénaire, propriétaire du 26 Petite rue des Bouchers, à mon insu, alors que je lui avais proposé de racheter son immeuble, le vend à un certain Eddy Van Deweghe (Si elle savait ce qu’elle a perdu à ne pas signer avec moi : au moins le double que je lui aurais offert...  Tiens, j’aurais dû aller lui dire… et qu’elle s’en morde les doigts ! )   Manipulée sans doute, mais d’accord, c’est de bonne guerre, les affaires, sont les affaires !  L’acquéreur - venu sans doute avec un bouquet de fleurs et un ballotin de praline ou une invitation au restaurant, un peu de champagne et du bon vin - , ce galant quinquagénaire  avait obtenu cet immeuble en viager à un prix ridicule.   Pour un loup à l’affût quoi de mieux qu’une petite Bergerie !  Je précise, ce n’est pas au figuré, il est réellement marchand de tapis, installé près de la Porte-de Namur, où travaille comme vendeuse la compagne de Tony, notre chef de salle, que nous considérions comme un véritable ami.  Je ne dois  pas vous faire un dessin. Donc, sans le savoir, nous avions un autre   loup dans notre Bergerie !   Eddy invoquera l’occupation personnel en tant que nouveau propriétaire, sans pouvoir exercer le même commerce, pendant une période de deux ans… C’est la loi pour ne pas dédommager et profiter du commerçant sortant.  La Petite rue des Bouchers est en plein essor et le 26 est certainement l’un des meilleurs emplacements, juste en face du théâtre de Toon (les marionnettes) dans l’Impasse Schudeveld.  Nous voilà brusquement confrontés à un avenir bien incertain.

  Presqu’en face, Albert, le patron de la Petite Provence au numéro 25 – Anna, son épouse, avait remplacé ma mère quand elle quitta le Mouton d’or en 1959 - Le 25 alors avait comme enseigne « La Poule au Pot », tenu par le Père Hubert, un cuisinier complétement alcoolique qui passait plus de temps chez nous au Mouton d’or que s’occuper de son restaurant, qu’il finira par céder à vil prix à ce couple Albert et Anna, ex hôteliers qui avaient quitté Namur suite à leur faillite.  Ils donneront un nouveau nom d’enseigne « La Petite Provence ».  Dixit cette expression de mon père qui les avait encouragés : « Plus il y a de la concurrence, mieux ça marche ! ».  La Petite Provence démarrera aussi sur les chapeaux de roue comme le Mouton d’or.  Il ne manquait pas d’esprit ce nouveau patron dans la Petite rue des Bouchers.  Lui aussi fut l’un des pionniers, comme mon père, au développement du quartier. Oui, à l’époque, dans la Petite rue des Bouchers, les Bruxellois ne venaient pas uniquement parce que c’était bon et pas cher.  C’était l’esprit de ces deux maisons qui régnait dans cette petite rue.    Au Mouton d’or, « Manger portugais dans le plus parisien des restaurants bruxellois » et de concert à la Petite Provence, sur le bar un carton de lessive LUX écrit au marqueur :« Le seul luxe de la maison »... ou encore, sur la vitrine donnant sur la rue, cet avis : « Pour vous donner l’occasion de bien manger le dimanche, le restaurant est fermé ». 

Et le grand Albert qui avait fait marcher son restaurant à fond, faisait partie de ces commerçants en rogne quand, grâce à Monsieur Giscard d’Estaing, fut implantée la TVA dans les pays du Marché Commun.  Il y eut des grèves et des manifestations impressionnantes à Bruxelles au début 70. Enfin, ça n’a pas empêché que la remplaçante des timbres fiscaux (pour soi-disant plus de facilités) s’imposera à l’ancienne garde de ces artisans pas vaccinés contre ce qu’ils considéraient comme un virus de plus en plus gourmand.  Ils parlent entre eux ces gens-là.  Ils ont connu la guerre, l’oppresseur, l’Armistice, la nouvelle entente des peuples...Et ils boivent.   Maintenant, à l’aube de cette nouvelle ère, où le Fisc vient de s’adjoindre son nouveau compagnon d’arme la TVA, ils ont ce sentiment que les envahisseurs sont de retour.  Ce qui ajoutera à la démotivation d’Anna et Albert pour la Petite Provence et, entretemps, deviendront comme leur prédécesseur, le Père Hubert, de plus en plus alcooliques, et laisseront leur affaire entre les mains d’un serveur médiocre.   Ils étaient aussi déçus que ni leur fille, ni leur garçon ne voulaient prendre la relève.   Il m’aimait bien l’Albert.  Il aurait souhaité un fils comme moi.  Voyant mon désarroi de la perte de mon bail dans les deux ou trois ans. Un jour il m’appela pour me remettre avec des facilités de paiement, sa Petite Provence dont, il était propriétaire des murs aussi.  C’était en mai, le dix-sept exactement de l’année 1973. Quelques modifications dans la déco en huit jours et de la carte des menus, et le resto fera un bond en avant, comme du temps de sa gloire, deux décennies auparavant.   Heureusement, j’avais gardé leur super cuisinière, Conchita...une Basque au caractère bien trempé. Elle, juste avec un commis et un plongeur, envoyait sans la moindre bavure, parfois plus de trois cents couverts sur la journée.

 

Hélas, quelques mois plus tard, le grand Albert de Namur, drame des alcooliques, finira par se pendre !  Notre essor, c’est à lui que nous le devons.

Au fond elle a eu raison la vieille demoiselle Platsier, de ne pas me vendre son immeuble.  C’est avec la rage au ventre – oui déjà à l’époque ! – que je me suis juré plus jamais qu’un seul point de vente...et j’y ai pris goût à en créer de plus en plus, en faisant en sorte par prudence, d'en la mesure des possibilités, qu'une société  dont j'avais le contrôle soit propriétaire des murs.

CQFD

 

Ah oui !  Pour ce nouveau restaurant, j’avais aussi ajouté ce slogan, influencé sans aucun doute par cette annonce : 

« Avec la Sabena vous y êtes déjà »

« A la Petite Provence, vous êtes déjà en Vacances ! »

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